Écrit par Simon Crawford et Meg Tweedlie
À la lumière de la jurisprudence récente et malgré la croyance populaire, le moment est peut-être venu de considérer l’exécution en nature comme étant un recours tout à fait courant plutôt qu’exceptionnel. La décision du juge Rees dans l’affaire The Decorators Choice Paint Store Ltd. v. Innes Crossing Inc.1 rappelle ce que nous avons vu récemment dans l’affaire Bellwoods Brewery Inc. v. 1896841 Ontario Limited2, à savoir que le recours à l’exécution en nature ne devrait pas surprendre dans le contexte des différends en matière de location.
Les faits principaux
Decorators Choice Paint Store Ltd. (Decorators) était une locataire d’Innes Crossing Inc. (Innes) dans l’est d’Ottawa depuis 1993, où elle louait un magasin de détail de 3 600 pieds carrés. En 2018, lorsque Decorators a commencé à se sentir à l’étroit dans ses locaux de l’époque, Innes lui a offert de louer de nouveaux locaux de 7 160 pieds carrés dans le même centre commercial. Le 1er février 2022, les parties ont conclu un bail commercial d’une durée de 10 ans pour les nouveaux locaux. Après la signature du bail, Decorators a achevé les plans de l’espace, engagé des entrepreneurs et commandé des stocks supplémentaires, le tout en se fondant sur l’entente établie et indiquée dans le bail, selon laquelle la possession des nouveaux locaux serait possible au plus tard le 1er juin 2022, après l’achèvement par Innes des travaux du propriétaire, afin que Decorators puisse achever les travaux du locataire. La durée du bail commencerait par la suite le 16 septembre 2022.
Les mois passèrent, et ce n’est qu’en novembre 2022 qu’Innes entama le processus d’embauche d’un entrepreneur en vue du commencement des travaux du propriétaire. Les travaux ont toutefois été rapidement interrompus, car Innes a fait défaut de payer l’entrepreneur, ce qui a entraîné la résiliation du contrat de construction. Innes n’a pas tenté de retenir les services d’un nouvel entrepreneur et n’a pris aucune mesure pour permettre à Decorators de prendre possession des locaux. Malgré les demandes répétées de Decorators, Innes a fait défaut de rectifier la situation.
En réponse au défaut d’agir d’Innes, y compris son défaut de répondre à la demande introductive d’instance de Decorators, cette dernière a finalement présenté une requête pour jugement par défaut visant à obtenir un jugement déclarant que le bail avait été signé en bonne et due forme, et ordonnant l’exécution en nature du bail et l’ajournement du paiement des dommages-intérêts jusqu’à ce que ces dommages-intérêts se soient entièrement cristallisés.
L’exécution en nature : un recours couramment utilisé
À titre de remarque préliminaire, le juge Rees a déterminé que le bail avait été signé en bonne et due forme et qu’Innes en avait effectivement violé les modalités. Innes n’avait pas pris des mesures raisonnables pour achever les travaux du propriétaire, n’avait pas permis à Decorators de prendre possession des locaux au plus tard le 1er juin, et avait privé Decorators de l’intégralité des avantages du bail et de l’utilisation des nouveaux locaux. Cela a mené à la question de savoir si l’exécution en nature était un recours possible et approprié, question d’ailleurs étant au cœur du présent article de blogue.
Bien que les dommages-intérêts constituent le dédommagement le plus courant en cas de rupture de contrat, l’exécution en nature est possible lorsque le plaignant démontre que le terrain lui-même, plutôt que son équivalent monétaire, constitue le dédommagement convenant le mieux. Autrement dit, le plaignant doit démontrer que des dommages-intérêts pécuniaires ne constituent pas un dédommagement adéquat. Pour mener à bien son analyse, le tribunal tient compte de la nature du bien immobilier en question, notamment le caractère unique de ce bien, le caractère adéquat des dommages-intérêts accordés et le comportement des parties. Dans le cadre de l’examen du caractère unique du bien immobilier, il convient d’évaluer si celui-ci peut être facilement reproduit ailleurs, son utilisation proposée et si le bien convient particulièrement à cette utilisation. Il n’est pas nécessaire que le bien immobilier soit unique en son genre et différent de tous les autres biens immobiliers.
Le juge Reese a tenu compte de ces trois facteurs — la nature du bien immobilier, le caractère adéquat des dommages-intérêts et le comportement des parties — pour rendre sa décision.
1. Le bien immobilier
Le tribunal a statué que les locaux étaient uniques, puisqu’ils ne pouvaient pas être facilement reproduits ailleurs. Le tribunal a cité les qualités suivantes des locaux pour prendre cette décision :
a) les locaux se trouvaient à l’intérieur des limites géographiques dans lesquelles Decorators pouvait vendre les produits Benjamin Moore en vertu d’un accord de distribution avec Benjamin Moore, et les locaux étaient spécifiques aux termes d’un accord d’exclusivité avec Pure & Original;
b) les locaux se trouvaient dans le même centre commercial que le magasin actuel, ce qui permettait une transition harmonieuse vers le nouvel espace qui nuirait peu aux activités et aux clients;
c) les locaux étaient situés à proximité d’une autoroute, ce qui permettait aux clients et aux fournisseurs d’y accéder facilement;
d) les locaux avaient une superficie supplémentaire de 3 560 pieds carrés, ce qui permettrait à Decorators non seulement de réaménager le magasin, mais aussi d’augmenter son volume de contrats, de bonifier son offre de vente au détail et d’augmenter les ventes en ligne;
e) la zone environnante était un centre de rénovation et de décoration intérieures;
f) le centre commercial disposait d’une vaste aire de stationnement réservée aux clients.
En tant que preuve supplémentaire du caractère unique des locaux, Decorators n’a pas été en mesure de trouver un autre espace pouvant satisfaire à ses besoins commerciaux et lui permettre de remplir ses obligations en vertu des accords conclus avec ses fournisseurs.
2. Le caractère inadéquat des dommages-intérêts
Le tribunal a estimé que des dommages-intérêts pécuniaires ne constituaient pas un dédommagement adéquat pour la perte des locaux. Le tribunal a axé son analyse sur les occasions d’affaires et les bénéfices perdus que les nouveaux locaux auraient pu offrir, notamment la possibilité de mettre en œuvre le « Store of the Future Program » (le programme Magasin de demain) de Benjamin Moore, d’augmenter les ventes globales, de construire un nouveau centre de conception de papiers peints et une vitrine interactive pour les revêtements muraux de divers fournisseurs ainsi que pour les draperies personnalisées, de disposer d’une vitrine interactive pour les produits Farrow and Ball, de devenir le détaillant exclusif d’un produit Pure & Original de plus en plus prisé, exclusivité basée sur l’emplacement et les plans de conception des nouveaux locaux, en plus de développer une vitrine Amazon pour les produits de draperie personnalisés. Ces occasions ne pourraient être saisies qu’une fois dans les nouveaux locaux et ne pourraient donc pas être adéquatement couvertes uniquement par les dommages-intérêts pécuniaires.
3. Le comportement
Enfin, le tribunal a conclu que Decorators avait agi de bonne foi et qu’il n’existait aucune preuve d’un comportement qui l’aurait privée du droit d’obtenir une mesure de redressement fondée sur l'equity. Decorators a toujours exigé qu’Innes respecte ses obligations en vertu du bail et a tenté de nouer le dialogue avec Innes malgré ses échecs répétés à cet égard et le manque de réactivité d’Innes. Le tribunal a statué que Decorators était prête à respecter ses engagements aux termes de l’entente.
4. Considérations supplémentaires
En plus de compléter l’analyse visant à déterminer si l’affaire en l’espèce remplissait les conditions requises pour que l’exécution en nature constitue un recours approprié, la Cour a également examiné la question de savoir si un bail commercial à long terme était inadmissible à faire l’objet d’un tel recours. Le tribunal a examiné l’affaire Co-operative Insurance Society Ltd. v. Argyll Stores (Holdings) Ltd.3, dans laquelle la Chambre des Lords avait refusé d’ordonner l’exécution en nature au motif qu’une telle mesure aurait obligé le défendeur, une chaîne de supermarchés en difficulté, à poursuivre ses activités à perte, ce qui aurait ultimement mené à des problèmes de continuité d’exécution.
Le juge Rees a établi une distinction entre le fait d’exiger d’un défendeur qu’il exerce une activité à long terme et le fait d’ordonner à un défendeur de parvenir à un résultat précis ou d’accomplir des actes spécifiques. La décision rendue dans l’affaire Argyll était axée sur la politique et l’aspect pratique de l’exigence qu’une entreprise en difficulté poursuive ses activités à long terme, alors qu’en l’espèce, Innes était une entreprise en exploitation propriétaire d’espaces commerciaux disposant d’un portefeuille immobilier actif, qui comprenait le bail actuel avec Decorators dans les locaux existants. Rien n’indiquait qu’un rendement précis mènerait à l’exploitation à perte pour Innes. Le juge Rees a également fait remarquer que les modalités du bail étaient suffisamment précises pour permettre au tribunal de déterminer si le défendeur se conformait effectivement à l’ordonnance d’exécution en nature.
Le tribunal a émis une ordonnance d’exécution en nature pour la durée totale du bail, soit pour 10 ans. Ce faisant, il a ordonné à Innes d’accorder à Decorators la possession immédiate des locaux pour que soient achevés les travaux du propriétaire et du locataire, et à Innes de coopérer à tous égards pour faciliter cette prise de possession. En outre, bien que la Cour ait reconnu qu’elle avait le pouvoir d’ordonner des dommages-intérêts en plus de l’exécution en nature, elle a ajourné l’affaire jusqu’à ce que Decorators prenne possession des locaux et que ses dommages-intérêts se cristallisent.
À retenir
L’affaire Decorators Choice confirme ce qui avait été établi précédemment dans l’affaire Bellwoods, à savoir qu’[TRADUCTION] « il est inexact de décrire le recours de l’exécution en nature comme un recours extraordinaire4 » ou, comme l’indique le juge Rees dans ses propres mots, qu’il est [TRADUCTION] « exagéré de dire que l’exécution en nature est un recours extraordinaire5 ». « Il n’existe généralement aucun principe en Ontario interdisant d’ordonner l’exécution en nature dans le contexte d’un bail commercial à long terme lorsqu’il est démontré qu’il est approprié de le faire. À la lumière de ces décisions récentes, les propriétaires et les locataires devraient être conscients du fait que l’exécution en nature est un recours tout à fait courant dans le monde des baux commerciaux et qu’ils pourraient très bien se voir ordonner par la Cour de respecter leur part de l’entente.
1 The Decorators Choice Paint Store Ltd. v. Innes Crossing Inc. 2024 ONSC 4418 (en anglais).
2 Bellwoods Brewery Inc. v. 1896841 Ontario Limited, 2023 ONSC 2845 (en anglais).
3 Co-operative Insurance Society Limited v. Argyll Stores (Holdings) Limited, [1997] UKHL 17, [1998] AC1.
4 Supra à la note 2, au par. 72.
5 Supra à la note 1, au par. 24.
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