Écrit par Munaf Mohamed QC, Brynne Harding and Michael A. Eizenga
Le 10 septembre 2020, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans Bent c Platnick, 2020 CSC 23, la première affaire interprétant les dispositions de l’article 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (LTJ) —la loi « anti-SLAPP » d’O ntario.
L’objet déclaré de la loi anti-SLAPP (qui signifie « litige stratégique contre la participation du public ») est de retirer du système judiciaire les questions sans fondement qui ont l’effet voulu de faire taire les commentaires sur des questions d’intérêt public. L’article 137.1 de la LTJ permet au tribunal de rejeter une poursuite en diffamation lorsque, entre autres choses, la défense de privilège restreint est « raisonnablement susceptible ... [d’avoir] gain de cause ». L’interprétation des lois anti-SLAPP exige donc qu’un tribunal équilibre entre les valeurs fondamentales de protection de la réputation et la liberté d’expression.
Dans l’affaire Bent v Platnick, Bent, une avocate en matière d’accidents et de blessures du côté du demandeur a envoyé un courriel à la liste de diffusion (c.-à-d. une liste de courriel) de l’Ontario Trial Lawyers' Association (OTLA), dans lequel elle mentionnait le nom de Platnick (un médecin) et alléguait qu’il avait « modifié » les rapports des médecins et « changé » la décision d’un médecin quant au niveau de déficience d’une victime. Platnick intenta une poursuite en diffamation contre Bent et son cabinet. Bent a déposé une requête en vertu de l’article 137.1 de la LTJ pour rejeter la poursuite sur la base de la loi anti-SLAPP récemment adoptée.
La Cour suprême du Canada s’est divisée 5-4. Les juges majoritaires se sont rangés du côté de Platnick, statuant que sa poursuite en diffamation mérite d’être jugée sur le fond et qu’elle pourrait se poursuivre.
La Colombie-Britannique a adopté des dispositions qui sont substantiellement identiques aux dispositions de la LTJ de l’Ontario, et d’autres juridictions canadiennes devraient suivre. La première décision anti-SLAPP de la CSC est donc importante pour toutes les juridictions canadiennes qui légifèrent pour mettre fin aux procédures qui limitent indûment la liberté d’expression sur des questions d’intérêt public.
La majorité de la CSC a préféré la valeur de la protection de la réputation à la valeur de la liberté d’expression sur une question d’intérêt public, et a sans doute restreint la portée du moyen de défense fondé sur le privilège relatif. Une telle interprétation laisse ouverte la question de savoir si la législation anti-SLAPP au Canada atteindra ses objectifs déclarés.
Les faits
Bent, le défendeur/appelant, est un avocat qui représente les personnes blessées dans des accidents de la route. Elle est également membre de l’OTLA et, à l’époque pertinente, en était la présidente élue. En 2014, elle a envoyé un courriel à la liste de diffusion de l’OTLA concernant des problèmes qu’elle avait rencontrés avec l’une des sociétés d’évaluation médicale des assureurs, Sibley.
Platnick, un médecin de famille de Toronto, avait été retenu par Sibley pour résumer les rapports de divers spécialistes qui avaient évalué les victimes d’accidents de la route. Bent a nommé Platnick dans son courriel à la liste de diffusion de l’OTLA et a allégué que Platnick avait « modifié » ou supprimé des sections importantes des rapports des médecins spécialistes, et avait « changé » la décision d’un spécialiste selon laquelle une victime avait des facultés affaiblies marquées à une décision qu’elle avait une déficience modérée. Dans son courriel, Bent a écrit :
"Je suis déçu que cette conduite n’ait pas été rendue publique par le biais d’une décision, mais je voulais vous alerter, mes collègues, pour toujours obtenir les dossiers de l’évaluateur et de Sibley. Il ne s’agit pas d’un exemple isolé, car j’ai eu un autre dossier où le Dr Platnick a changé la décision du médecin d’une déficience marquée à une déficience modérée.
Malgré un engagement de confidentialité requis par la liste de diffusion de l’OTLA, le courriel de Bent a fait l’objet d’une fuite anonyme et a été publié dans son intégralité dans un magazine de l’industrie. Platnick a intenté une poursuite en diffamation de 16,3 millions de dollars contre Bent et son cabinet.
Bent a déposé une requête en vertu de l’article 137.1 de la LTJ en vue de rejeter la poursuite en diffamation contre elle.
Cadre législatif
Le paragraphe 137.1(3) de la LTJ prévoit que le juge saisi de la requête rejette l’instance si le défendeur convainc le juge que l’instance découle d’une expression faite par le défendeur qui se rapporte à une question d’intérêt public.
Le paragraphe 137.1(3) est nuancé par le paragraphe 137.1(4), qui prévoit que le juge saisi de la requête ne peut rejeter l’instance si le demandeur convainc le juge que :
- il y a des raisons de croire que,
- l’instance est substantiellement fondée;
- la partie requérante n’a aucun moyen de défense valable dans l’instance (« le critère du bien-fondé »); et
- le préjudice susceptible d’être ou d’avoir été subi par la partie défenderesse par suite de l’expression de la partie requérante est suffisamment grave pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression (le « critère de la pondération »).
Comme l’a souligné le mémoire de l’appelant, le critère à trois volets du par. 137.1(4) est conjonctif, de sorte qu’une poursuite doit être rejetée si le demandeur ne peut satisfaire à une partie.
Motifs de la majorité
Le juge Côté, s’exprimant au nom de la majorité de cinq membres de la Cour suprême, préférait fortement la valeur de la protection de la réputation à la liberté d’expression de Bent.
En ce qui concerne la question préliminaire du sous-alinéa 137.1(3), les juges majoritaires ont conclu que le courriel de Bent constitue une expression qui se rapporte à une question d’intérêt public. Toutefois, Platnick s’était acquitté de son fardeau de démontrer que les trois éléments du paragraphe 137.1(4) étaient respectés, de sorte que sa poursuite pouvait faire l’affaire sur le fond.
De l’avis de la majorité, Platnick a facilement établi que la procédure en diffamation avait un mérite substantiel: le courriel a été publié, ayant été envoyé à tous les membres de la liste de diffusion de l’OTLA, et son contenu, qui nommait Platnick, aurait tendance à réduire la réputation de Platnick aux yeux d’une personne raisonnable.
En ce qui concerne les moyens de défense valides de Bent, les juges majoritaires ont conclu que le moyen de défense fondé sur la justification (c.-à-d. la vérité substantielle) ne « pesait pas davantage en sa faveur », car Bent s’était trompée sur l’une des occasions où elle avait allégué une faute professionnelle contre Platnick. De plus, elle n’avait fait aucun effort pour enquêter sur l’incident avant d’alléguer une faute professionnelle dans son courriel à la liste de diffusion de l’OTLA.
Deuxièmement, les juges majoritaires ont conclu qu’il y avait des motifs de croire que le moyen de défense de Bent fondé sur le privilège relatif n’était pas valide. Le moyen de défense fondé sur le privilège relatif s’applique lorsque la personne qui fait une communication a un intérêt ou un devoir, juridique, social ou moral, de la faire à la personne à qui elle est faite, et que la personne à qui elle est faite a un intérêt ou un devoir correspondant de la recevoir. Le privilège relatif peut toutefois être rejeté si la communication a outrepassé l’objet du privilège ou si la communication était principalement motivée par la malveillance.
Les juges majoritaires ont conclu que Bent avait outrepassé la portée de l’occasion de privilège parce que Bent n’avait pas besoin de faire référence spécifiquement à Platnick, par son nom, pour s’acquitter de l’obligation donnant lieu au privilège. En d’autres termes, à leur avis, Bent aurait pu communiquer ses préoccupations concernant la modification des rapports médicaux sans nommer Platnick spécifiquement, et cela aurait servi d’avertissement suffisant aux avocats de l’OTLA. De l’avis de la majorité, il était pertinent pour le moyen de défense fondé sur le privilège relatif au fait que Bent n’avait pas enquêté sur ses allégations avant d’écrire le courriel, ce qui laisse entendre qu’une telle conduite pourrait même démontrer un [traduction] « insouciance téméraire à l’égard de la vérité (c.-à-d. la malveillance) ». Le droit a toujours imposé aux avocats une attente accrue de diligence raisonnable, ce qui a également pesé sur le moyen de défense fondé sur le privilège relatif.
Enfin, en ce qui concerne l’obstacle de l’intérêt public à l’alinéa 137.1(4)b), la Cour a préféré les intérêts du demandeur. Qualifiant le courriel de Bent d'« attaque personnelle gratuite » contre Platnick, la Cour a conclu qu’il y avait un intérêt public moindre à protéger l’expression. La Cour a conclu qu’il y avait peu de risques d’avoir un effet dissuasif sur l’expression future : d’autres peuvent s’élever contre les pratiques injustes ou partiales sans « s’en prendre inutilement à un individu ».
La Cour a qualifié l’alinéa 137.1(4)b) de « ouvert », permettant aux tribunaux d’examiner ce qui « se passe réellement » dans l’affaire particulière dont ils sont saisis. La Cour a statué que Platnick ne faisait pas taire Bent de façon vindicative ou stratégique et qu’il ne s’inscrit donc pas dans l’esprit du législateur d’une personne qui mérite d’être rejetée sommairement à un stade précoce. La poursuite de Platnick tente plutôt de remédier au préjudice apparemment légitime subi à la suite d’une communication diffamatoire.
Motifs de la dissidence
Dissidente, la juge Abella, au nom des juges Karakatsanis, Martin et Kasirer, s’est écartée de l’opinion de la majorité en ce qui concerne le moyen de défense fondé sur le privilège relatif.
Bien que les juges majoritaires aient souligné la question de savoir si un moyen de défense pèse « davantage » en faveur du défendeur, la dissidence a souligné qu’il incombait au demandeur de démontrer qu’on peut dire qu’un moyen de défense n’a aucune perspective réelle de succès.
En tant que président élu de l’OTLA, Bent avait le devoir clair d’informer ses membres des rapports d’experts sélectifs et trompeurs, et le devoir d’avertir les membres de l’OTLA des pratiques déloyales des experts et des sociétés d’évaluation. Bent avait également le devoir professionnel, en tant qu’avocat, de participer à l’amélioration de l’administration de la justice et de partager les meilleures pratiques. Les membres de la liste de diffusion de l’OTLA avaient des devoirs et des intérêts réciproques. De plus, les membres de la liste de diffusion étaient liés par un engagement à garder les renseignements strictement confidentiels.
Quant à l’argument de la majorité selon lequel le fait de nommer Platnick dans les circonstances était « gratuit » et dépassait la portée du privilège, la dissidence a estimé qu’une approche fondée sur la nécessité aurait des répercussions dangereuses et restrictives sur la défense de privilège restreint. Cela aurait pour effet d’exclure de la défense les déclarations contenant des exemples précis d’inconduite, puisque la plupart des déclarations de cette nature peuvent être dépouillées de détails. Fait crucial, les juges dissidents reconnaissent que les récits génériques d’inconduite, qui ne font pas référence à des personnes en particulier, n’exigent pas la protection d’un privilège relatif : la défense n’est engagée que lorsqu’une personne est identifiée. Ainsi, il irait à l’encontre de l’objet du privilège relatif que de refuser la défense à Bent parce qu’elle a choisi d’identifier Platnick par son nom.
Enfin, en ce qui concerne l’élément de « pondération » du critère, la dissidence aurait préféré l’expression de Bent sur des questions d’intérêt public plutôt que de nuire à la réputation de Platnick. À leur avis, permettre à une poursuite en diffamation d’aller de l’avant produirait un effet dissuasif considérable.
Commentaire
Comme l’a soutenu l’intervenante la Civil Liberties Association de la Colombie-Britannique, l’alinéa 137.1(4)b), l’élément de « pondération » du critère anti-SLAPP, est « au cœur » de la loi ontarienne. La disposition exige qu’une partie défenderesse (c.-à-d. le demandeur alléguant un préjudice découlant d’une expression) démontre que [traduction] « le préjudice susceptible d’être ou d’avoir été subi par le [demandeur] en raison de l’expression [du défendeur] est suffisamment grave pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression ».
La décision rendue dans l’affaire Bent c Platnick, par une courte majorité de la Cour, laisse entendre que les poursuites en diffamation ne peuvent être rejetées en vertu de lois comme la LTJ que si elles ne sont pas fondées et si elles sont intentées de façon vindicative ou stratégique. Pourtant, l’article 137.1, de par sa structure conjonctive, prévoit expressément le rejet des poursuites fondées, soit lorsqu’il existe un moyen de défense valide, soit lorsque l’intérêt public dans l’expression est élevé.
Enfin, il y a des raisons de croire qu’après l’arrêt Bent c Platnick, le moyen de défense fondé sur le privilège relatif a été considérablement restreint pour ne protéger que les communications qui sont strictement nécessaires à l’exécution d’une obligation, et non celles qui peuvent être pertinentes à la protection de l’intérêt public. Il faut aller de l’avant pour décider si, lorsqu’on soulève une conduite douteuse, une personne responsable de la conduite doit être identifiée. La question qui se pose maintenant est de savoir si cette réduction possible du privilège mettra un frein à ce qui pourrait être dit sous l’égide de l’intérêt public.
Traduction alimentée par l’IA.
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