Écrit par Simon Crawford et Vanessa Kiraly
En matière de planification successorale, la tenance conjointe (ou propriété conjointe) est souvent considérée comme un moyen simple de transférer des biens après le décès tout en évitant les frais d’homologation. Mais comme le révèle l’affaire Jackson v. Rosenberg, 2024 ONCA 875 (CanLII), ce qui peut paraître comme une solution aisée risque d’engendrer des différends judiciaires imprévus. En l’espèce, Nigel Jackson a ajouté Lori Rosenberg en tant que tenante conjointe de sa maison afin de sécuriser son héritage grâce au droit de survie (une caractéristique de cette forme de copropriété). Toutefois, lorsqu’il a changé d’idée et rompu l’arrangement, il s’est ensuivi une bataille juridique sur ce qu’est véritablement un « don » en droit des biens et sur la question de savoir si Lori avait un intérêt dans la maison au-delà du droit de survie. Ce blogue décrit ce qui s’est passé et ce que cela signifie pour les futurs propriétaires.
Contexte
Nigel Jackson possédait une maison à Port Hope, en Ontario. En 2012, il en a transféré le titre dans une tenance conjointe entre lui et Lori Rosenberg, la petite-nièce de feu sa compagne, avec l’intention de lui léguer le bien à son décès sans frais d’homologation — l’idée étant qu’un tel arrangement permettrait à un tenant de devenir propriétaire de l’intérêt de l’autre à son décès, en le soustrayant à la succession. Lori n’a rien déboursé pour ce transfert à titre gratuit, et elle n’a jamais contribué financièrement à l’entretien de la maison, ni vécu dans celle-ci.
Bien entendu, une autre caractéristique de la tenance conjointe est que les deux tenants (ou propriétaires) ont le droit d’occuper et d’utiliser le bien immédiatement... sans attendre que l’autre soit décédé.
En 2020, Nigel a eu vent du fait que Lori entendait se départir de la maison avant son décès (en essayant potentiellement de la vendre), ce qui l’a beaucoup inquiété. Son intention était que les droits lui soient dévolus à son décès, et non tout de suite. Il a donc décidé de rompre la tenance conjointe en se transférant l’intérêt de Lori en tant que tenant commun (tablant sur le fait qu’il n’y a pas de droits de survie dans une tenance commune). Dans sa décision, le tribunal d’instance inférieure a abordé les principales questions juridiques suivantes : a) le transfert de 2012 a-t-il créé une tenance conjointe par laquelle Lori a acquis un intérêt bénéficiaire dans la moitié du bien et b) le transfert de 2020 a-t-il éteint le droit de survie de Lori à l’égard de l’intérêt conservé par Nigel?
Pourquoi remettrait-on cela en question? À cause de la fiducie par déduction.
Les tribunaux inférieurs ont conclu (en phase avec la jurisprudence antérieure) qu’en cas de don immobilier effectué par une personne à une autre, il y a présomption que la personne reçoit cet intérêt sous réserve d’une fiducie par déduction en faveur du donateur. Voilà une manière détournée de dire que le don est présumé ne pas en être réellement un. Mais ce n’est là qu’une présomption. Elle est réfutable.
Penser de la sorte est logique. Souvent, les personnes qui donnent un bien immobilier sont (ou pourraient être considérées comme étant) plus vulnérables que celles qui reçoivent ce don. Les tribunaux reconnaissent donc qu’il vaut mieux avoir des preuves irréfutables qu’il s’agit bel et bien d’un don avant de le traiter comme tel. C’est au récipiendaire que revient le fardeau de réfuter la présomption que la fiducie par déduction a été créée. Ainsi, en l’espèce, la question était de savoir si Lori était en mesure de réfuter la présomption de fiducie par déduction et de démontrer que le don de Nigel constituait un intérêt bénéficiaire entre vifs dans le bien immobilier.
La décision initiale
Lori est-elle parvenue à réfuter cette présomption? Seulement en partie. Le juge de première instance a en effet conclu que le transfert de 2012 avait créé un don en sa faveur, mais uniquement du droit de survie, et non pas de l’intérêt bénéficiaire dans le bien immobilier du vivant de Nigel. Ainsi, tant que Nigel était en vie, elle ne possédait aucun intérêt bénéficiaire dans le bien et détenait sa part en fiducie pour lui. Nigel demeurait l’unique partie ayant le contrôle du bien et il disposait du droit de le grever ou de le vendre. Le juge a également statué que le transfert effectué par Jackson en 2020 avait mis fin à la tenance conjointe, éliminant de ce fait le droit de survie de Lori quant à la part de Nigel. Toutefois, au décès de ce dernier, Lori hériterait toujours de toute valeur nette restante du bien immobilier provenant de la part de 50 % détenue en fiducie.
La décision de la Cour d’appel
Lori a interjeté appel de la décision, soutenant que le juge de première instance avait erré en concluant que le transfert de 2012 ne lui accordait pas tous les droits de jouissance et d’occupation associés à la tenance conjointe. En outre, elle a fait valoir que le don en sa faveur comprenait le don d’un droit de survie à l’égard de l’intérêt conservé par Nigel, et que ce dernier ne pouvait ni révoquer ni éliminer partiellement ce don par voie du transfert de 2020. Bref, elle a avancé qu’une fois qu’un don immobilier a lieu par l’octroi d’une participation dans la tenance conjointe… ce don englobe tous les droits présents et futurs sur le bien qui sont caractéristiques d’une tenance conjointe, y compris le droit de survie, et il est impossible de reprendre les droits et avantages ainsi donnés.
La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté l’appel de Lori, confirmant les décisions du tribunal inférieur avec les principaux points suivants :
- Intention du transfert de 2012 : La cour a affirmé que l’intention de Nigel en 2012 était de faire uniquement don du droit de survie, et non pas de l’intérêt bénéficiaire ou du contrôle de son vivant. Elle a statué qu’une tenance conjointe peut être créée dans le seul but du droit de survie sans transfert d’autres droits.
- Droit de rompre : La cour a estimé que Jackson avait conservé le droit de rompre la tenance conjointe en 2020. Il s’agit là d’une option légale reconnue pour les tenants conjoints, leur permettant de convertir un tel arrangement en une tenance commune, ce qui met fin au droit de survie. La cour a souligné qu’un tenant conjoint peut unilatéralement rompre une tenance conjointe, même lorsque celle-ci est l’aboutissement d’un don.
- Part de Lori après la rupture : La cour a accepté qu’après la rupture de la tenance conjointe, Lori a continué à détenir une part de 50 % dans le bien immobilier sous réserve de la fiducie par déduction, mais son droit d’hériter de la part de Nigel à son décès a été éteint. Elle a fait remarquer qu’aucun droit de survie à l’égard de la part de Nigel ne pouvait exister une fois la tenance conjointe rompue, et qu’au décès de ce dernier, elle ne recevrait que la part de 50 % qu’elle détiendrait alors en fiducie, la part de Nigel allant à sa succession.
Les deux parties ont convenu que le juge de première instance avait commis une erreur en laissant entendre que le droit de survie de Lori sur sa propre part de 50 % pourrait persister après la rupture, car les droits de survie peuvent exister uniquement dans des tenances conjointes. La cour a invité les deux parties à lui présenter des arguments pour une éventuelle modification du jugement officiel de ce juge à la lumière de ce point.
Principaux points à retenir
- Dons limités dans les tenances conjointes : Les tenances conjointes peuvent conférer des droits de survie sans pour autant donner d’intérêt bénéficiaire au cessionnaire du vivant du cédant. Si le transfert est à titre gratuit, le cessionnaire ne peut jouir que de droits limités, à moins de preuve sans équivoque que des droits de propriété supplémentaires ont été accordés.
- Subordination des droits de survie à l’existence d’une tenance conjointe : Les droits de survie sont intrinsèquement liés à l’existence d’une tenance conjointe. Un tenant conjoint peut unilatéralement rompre cet arrangement à tout moment, mettant ainsi fin aux droits de survie, et ce, même si le transfert initial créant la tenance était un don.
- Nécessité d’obtenir des conseils juridiques clairs en planification successorale : Cette affaire révèle la nécessité d’obtenir des conseils juridiques clairs lors de la planification successorale et, plus généralement, à l’égard de tout don immobilier. Un don peut en effet signifier différentes choses pour le donateur et pour le récipiendaire, et, compte tenu du fonctionnement des fiducies par déduction, il peut y avoir des attentes contradictoires si les intentions ne sont pas explicitement énoncées.
Veuillez noter que cette publication présente un aperçu des tendances juridiques notables et des mises à jour connexes. Elle est fournie à titre informatif seulement et ne saurait remplacer un conseil juridique personnalisé. Si vous avez besoin de conseils adaptés à votre propre situation, veuillez communiquer avec l’un des auteurs pour savoir comment nous pouvons vous aider à gérer vos besoins juridiques.
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