Écrit par Osie Ukwuoma, Jeff Kerbel, Kris Hanc et Asif Zalfackruddin
Le 19 novembre 2024, le Tribunal des marchés des capitaux de l’Ontario (Tribunal) a publié ses motifs pour sa décision de juillet 2024 accueillant une demande de Riot Platforms, Inc. (Riot) en vue d’interdisant l’échange d’un régime de droits des actionnaires (régime) adopté par Bitfarms Ltd. (Bitfarms). Cette décision est importante, car elle a précisé le critère de l’octroi d’une ordonnance « dans l’intérêt public » en vertu de l’article 127 de la Loi sur les valeurs mobilières (Ontario) (la Loi), du moins dans la mesure où elle s’appliquait aux régimes de droits des actionnaires. La décision a également démontré la réticence du Tribunal à permettre à un régime de droits des actionnaires d’avoir un déclencheur inférieur à 20 %.
Historique
Riot est une société d’infrastructure minière et numérique bitcoin, et le plus important actionnaire de Bitfarms, une société minière Bitcoin et émetteur de reporting en Ontario.
Tout au long de 2023 et début 2024, Riot a fait plusieurs tentatives infructueuses de regroupement d’entreprises avec Bitfarms. Parallèlement à ces tentatives, elle a accumulé un peu moins de 15 pour cent des actions ordinaires de Bitfarms. En juin 2024, Bitfarms a introduit le régime, qui serait déclenché si un actionnaire acquérait plus de 15 % des actions en circulation de Bitfarms. En vertu du Régime, les actionnaires, autres que ceux qui déclenchent le Régime, auraient le droit d’acheter des actions supplémentaires à un rabais de 50 % par rapport au prix du marché des actions, diluant ainsi les avoirs de l’actionnaire déclencheur. Au moment de l’adoption du plan, Riot était le seul actionnaire de Bitfarms près du seuil de 15%.
En règle générale, au Canada, le seuil de déclenchement en vertu d’un régime de droits des actionnaires ou d’une « pilule empoisonnée » est de 20 %, ce qui est également le déclencheur pour qu’une acquisition soit une offre publique d’achat en vertu des lois sur les valeurs mobilières de l’Ontario. Par conséquent, un acheteur peut normalement acquérir jusqu’à 19,9 % d’une catégorie de titres d’un émetteur sans tenir compte des règles relatives aux offres publiques d’achat. Le seuil typique de 20 % dans un régime de droits des actionnaires est conforme à cela, car l’objectif principal d’un régime de droits des actionnaires est de prévenir les acquisitions rampantes au moyen de dispenses d’offre publique d’achat en vertu des lois sur les valeurs mobilières de l’Ontario.
Riot a demandé que le régime cesse d’être négocié en vertu de l’article 127 de la Loi. Riot n’a pas allégué que le régime violait la loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario, mais a soutenu qu’il serait dans l’intérêt public de cesser l’échange du régime parce que le seuil de 15 pour cent du régime de OPA s’écartait considérablement du seuil établi de 20 pour cent par le régime d’OPA.
Bitfarms a fait valoir que le seuil de 15 pour cent était nécessaire dans ses circonstances, car à 15 pour cent, Riot serait disponible pour opposer effectivement son veto aux regroupements d’entreprises par Bitfarms avec toute autre partie.
Le critère de l’intérêt public en vertu de la Loi n’est pas défini et, par conséquent, il est large, mais les tribunaux ont confirmé qu’il s’appliquait à une conduite qui ne contrevient pas à la loi. Il ajoute une couche supplémentaire à l’analyse des opérations sur valeurs mobilières, car en plus de déterminer si une transaction est une opération de droit des valeurs mobilières, un praticien doit souvent évaluer comment les organismes de réglementation verront l’opération du point de vue de l’intérêt public.
Au cours des nombreuses années pendant lesquelles le Tribunal a utilisé ce pouvoir, l’organisme juridictionnel a mis de l’avant un certain nombre de critères différents pour une opération qui va à l’encontre de l’intérêt public : allant de l’abus à l’iniquité, en passant par une opération qui est « incompatible avec les principes d’animation » ou qui est une « violation des principes d’animation qui sous-tendent » le droit des valeurs mobilières. Tout cela a rendu difficile pour les praticiens de se prononcer sur les transactions dans la mesure où ils pensent que l’opération peut mettre en jeu l’intérêt public.
La décision
Le Tribunal a énoncé un critère à deux volets pour déterminer s’il serait dans l’intérêt public d’accorder une ordonnance d’exclusion des opérations d’un régime de droits des actionnaires, lorsque ce régime ne contrevient pas aux lois sur les valeurs mobilières de l’Ontario. Le Tribunal a indiqué qu’il devait se demander si :
- un tel plan mine, de façon réelle et substantielle, un ou plusieurs principes d’animation clairement discernables qui sous-tendent le droit des valeurs mobilières de l’Ontario ; et
- l’intimé ne démontre pas des circonstances exceptionnelles qui permettraient autrement au régime de se poursuivre.
Après avoir appliqué le critère à deux volets en l’espèce, le Tribunal a conclu que le Régime avait miné, de façon réelle et substantielle, les principes d’animation qui sous-tendent le régime des offres publiques d’achat. Le déclencheur de 15 pour cent était un écart marqué par rapport au seuil de 20 pour cent du régime d’offre publique d’achat, ce qui a miné la prévisibilité du marché, et Bitfarms n’a pas réussi à démontrer des circonstances exceptionnelles justifiant cet écart. Le Tribunal a également conclu que, si le Régime avait été maintenu, il aurait diminué la prévisibilité et la certitude du régime des offres publiques d’achat tout en affaiblissant la confiance du public dans les marchés financiers.
Le Tribunal a souligné que le critère qu’il a adopté s’appliquait aux faits précis en cause - à savoir un régime de droits qui ne contrevenait pas aux lois sur les valeurs mobilières - et non à d’autres opérations.
Arrivée au test actuel
Le Tribunal a reconnu des incohérences dans la façon dont le critère d’octroi d’ordonnances d’interdiction d’opérations en l’absence d’une contravention aux lois sur les valeurs mobilières de l’Ontario a été appliqué. Le Tribunal a clarifié son approche en examinant sa compétence en matière d'« intérêt public » et en soulignant : (1) les conditions préalables à une ordonnance en vertu du paragraphe 127(1) de la Loi (y compris le fait qu’une contravention aux lois sur les valeurs mobilières de l’Ontario n’est pas nécessaire) ; 2° l’élaboration des principes d’animation et la façon dont ils servent de point de repère pour évaluer la conduite en l’absence d’une violation des dispositions particulières de la Loi ; (3) pourquoi les normes antérieures d’invocation de la compétence d’intérêt public étaient erronées ; et (4) la nécessité que la conduite contestée ait une incidence sur le public.
Principes d’animation
Le Tribunal a expliqué que le concept de « principes d’animation » s’appuie sur le concept antérieur d’une « philosophie et d’une justification de base » qui sous-tendent le droit des valeurs mobilières de l’Ontario. Le Tribunal a précisé que les principes d’animation se trouvent dans les objets de la Loi énoncés à l’article 1.1 de la Loi, les principes fondamentaux énoncés à l’article 2.1 de la Loi et toute autre disposition pertinente énoncée ailleurs dans le droit des valeurs mobilières de l’Ontario ou dans les décisions du Tribunal qui précisent les fondements stratégiques de certaines parties du droit des valeurs mobilières de l’Ontario, sans toutefois s’y limiter. 1
Après avoir souligné l’élaboration des principes directeurs, le Tribunal a examiné la mesure dans laquelle la conduite contestée devrait être incompatible avec ces principes pour justifier l’application du paragraphe 127(1), même en l’absence d’une violation du droit ontarien des valeurs mobilières.
La conduite contestée
En l’espèce, le Tribunal a résolu l’incompatibilité et l’imprévisibilité des décisions antérieures en réduisant le critère à quelque part entre injuste et abusif : la conduite contestée doit « miner » les principes d’animation d’une manière réelle (c.-à-d. bien fondée, raisonnablement probable et non illusoire) et substantielle (c.-à-d. grave et non triviale). La norme abusive a été rejetée comme étant trop élevée, car elle impliquait l’intentionnalité, ce qui, bien que pertinent, n’est pas une condition préalable. De même, la norme d’équité a été jugée trop faible, certains des termes variables des affaires antérieures reflétant cette insuffisance.
Malgré ce raffinement, le Tribunal a précisé que la preuve d’une conduite qui « mine » les principes d’animation n’est pas suffisante à elle seule pour accorder une ordonnance d’interdiction d’opérations en vertu du pouvoir d’intérêt public. Un demandeur doit également convaincre le Tribunal qu’il est dans l’intérêt public de rendre l’ordonnance demandée en établissant que :
- le comportement contesté a un effet préjudiciable sur les investisseurs en général, sur l’ensemble des marchés financiers ou sur le bassin d’investisseurs réels et potentiels dans un émetteur public ; ou
- la conduite contestée, si elle était tolérée, aurait probablement un effet négatif dans les opérations futures.
La règle de la ligne de démarcation : le seuil de 20 pour cent
Le Tribunal a confirmé l’applicabilité du régime d’offre publique d’achat à l’activité au seuil de 20 %, soulignant ses objectifs de prévisibilité, de transparence et de traitement équitable des actionnaires. Elle n’était pas d’accord avec l’argument de Bitfarms selon lequel son analyse devrait donner la priorité à l’objectif plus large des régimes de droits des actionnaires, y compris les obligations des administrateurs d’agir dans l’intérêt supérieur des actionnaires, concluant plutôt que le régime encapsulait adéquatement cet objectif. Le Tribunal a également noté que le fait de ne pas cesser les activités commerciales du Plan entraînerait des litiges, une prise de décisions incohérente au cas par cas et nuirait à l’efficacité du marché. Le seuil de 20 % sert de règle de démarcation claire qui assure la certitude et la prévisibilité pour les participants au marché.
Circonstances exceptionnelles
Le Tribunal a examiné les circonstances qui pourraient justifier de s’écarter du seuil de 20 %. Le Tribunal a conclu que pour passer outre au seuil, il faut prouver des circonstances exceptionnelles, ce qui devrait entraîner un lourd fardeau en raison de la nécessité d’une prévisibilité dans le régime des offres publiques d’achat.
Principaux points à retenir
Cette décision fournit un cadre pour l’application du pouvoir dans l’intérêt public en soulignant que le critère de l'« intérêt public » imposé par la loi doit toujours être souple dans le but de favoriser la certitude et la prévisibilité, mais que le Tribunal n’imposerait pas de limites inviolables au critère de l'« intérêt public ».
- En l’absence de contravention à la loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario, afin d’accorder une ordonnance « d’intérêt public », le Tribunal examinera, dans le contexte de la décision sur un régime de droits des actionnaires, si le demandeur a démontré que la conduite contestée :
- sape un ou plusieurs principes d’animation d’une manière réelle (c.-à-d. bien fondée, raisonnablement probable et non illusoire) et substantielle (c.-à-d. sérieuse et non triviale), avec effet public ;
- il n’y a pas de circonstances exceptionnelles qui justifieraient néanmoins que la conduite re contestée se poursuive.
- Le Tribunal a précisé que, bien qu’une conclusion d’abus puisse renforcer la cause d’un demandeur, elle n’est plus une condition nécessaire à l’intervention du Tribunal dans les ordonnances de cessation des opérations.
- Bien que le critère adopté par le Tribunal se soit limité aux régimes de droits des actionnaires, nous soupçonnons que le Tribunal l’appliquera à d’autres opérations avec les modifications nécessaires.
- Bien que nous soyons favorables à un critère uniforme, le critère de l’intérêt public, en raison de son libellé général et de son absence de définition, demeure en grande partie un critère « je le sais quand je le vois ».
- Le Tribunal a réaffirmé que le seuil de 20 % du régime d’offre publique d’achat était essentiel à la prévisibilité, à la transparence et au traitement équitable des actionnaires. Il a souligné que ce seuil ne devrait être dépassé que dans des circonstances exceptionnelles, assurant ainsi l’efficacité et la cohérence du marché. À la lumière de cette décision, et des décisions antérieures où un émetteur a tenté d’introduire un régime de droits avec un déclencheur inférieur à 20 %, il y aura des circonstances extrêmement limitées dans lesquelles un seuil inférieur sera autorisé.
Règlement
En post-scriptum dans cette affaire, le 23 septembre 2024, Bitfarms et Riot ont conclu un accord de règlement, qui prévoyait à Riot un candidat au conseil d’administration de Bitfarms et certains droits d’achat d’actions en échange de l’acceptation par Riot de retirer une demande d’assemblée des actionnaires et d’accepter les dispositions habituelles de statu quo. Riot a également accepté de voter en faveur du régime de droits des actionnaires de Bitfarms avec un déclencheur de 20 pour cent
Les auteurs sont reconnaissants de l’aide de Morgan Sutherland, étudiant en droit, dans le cadre de la préparation de cet article.
1 Article 1.1 de la Loi :
Objets — La présente loi a pour objet :
(a) pour protéger les investisseurs contre les pratiques déloyales, inappropriées ou frauduleuses ;
b) favoriser des marchés de capitaux équitables, efficients et concurrentiels et la confiance dans les marchés de capitaux ;
b.1) favoriser la formation de capital ; et
c) contribuer à la stabilité du système financier et à la réduction du risque systémique.
Article 2.1 de la Loi :
Principes dont il faut tenir compte — Dans la poursuite de l’application de la présente loi, la Commission tient compte des principes fondamentaux suivants :
1. Il peut être nécessaire d’équilibrer l’importance à accorder à chacun des objets de la présente loi dans des cas précis.
2. Les principaux moyens d’atteindre l’application de la présente loi sont les suivants :
i. exigences pour la divulgation rapide, exacte et efficace de l’information,
ii. les restrictions sur les pratiques et procédures frauduleuses et déloyales du marché, et
iii. les exigences relatives au maintien de normes élevées en matière de condition physique et de conduite des affaires afin d’assurer une conduite honnête et responsable de la part des participants au marché.
3. Une réglementation des valeurs mobilières efficace et adaptée exige une administration et une application opportunes, ouvertes et efficientes de cette loi par la Commission.
4. Le Conseil devrait, sous réserve d’un système de surveillance approprié, utiliser la capacité d’application de la loi et l’expertise réglementaire des organismes d’autoréglementation reconnus.
5. L’intégration des marchés financiers est appuyée et favorisée par l’harmonisation et la coordination saines et responsables des régimes de réglementation des valeurs mobilières.
6. Les coûts commerciaux et réglementaires et les autres restrictions imposées aux activités commerciales et d’investissement des participants au marché devraient être proportionnels à l’importance des objectifs réglementaires que l’on cherche à atteindre.
7. L’innovation sur les marchés financiers de l’Ontario devrait être facilitée.